De l'Atlantique au Pacifique! par
Pascal
Du 16 au 28 janvier 2007
Derniers milles dans l'Atlantique
Ça fait quelques jours déjà que
nous patientons à Chichime, à l'abri de son lagon. Le vent
nous saoule de ses 25 à 30 noeuds, on voudrait bien avancer vers
Colón et passer le canal de Panamá
avant le gros de la troupe des voiliers voyageurs, qui commencent à
affluer en février, pour éviter une trop longue attente.
Nous quittons finalement Chichime le 16 janvier, après avoir longtemps
attendu et hésité, mais aucune amélioration de la
météo ne se dessine avant au moins une semaine. Un coup
de vent avec des creux de 6 mètres sévit sur la côte
colombienne à 200 milles au nord de notre position, générant
une houle musclée qui vient briser
sur les récifs de nos rivages panaméens.
Aupaluk et Ushuaia, nos nouveaux compères québécois,
sont partis une heure devant nous en direction de Portobelo. Teou hisse
les voiles en même temps que nous, mais c'est ici que nos routes
se séparent pour l'instant, nos amis vont profiter de toute une
saison aux San Blas avant de décider de la suite du programme.
La mer est forte, nous naviguons au vent de la côte et dans une
bonne brise, il ne vaudrait mieux pas subir une avarie par ici... Nous
choisissons une route au large, plus longue, mais qui évite les
parages du banc affleurant des "escribanos" et minimise les
risques. A huit noeuds de moyenne, la route est moins longue et nous atteignons
la baie d'Isla Linton en milieu d'après-midi. Quelle déception!
Il faut dire qu'il pleut, que l'eau est boueuse, que les vents réussissent
à passer le relief et nous claquent de bonnes rafales humides ...
On pensait profiter de la jungle environnante, observer les singes et
les oiseaux, on doit rester calfeutrés et regarder un film. On
ne va quand même pas rester enfermés dans cette baie plusieurs
jours en attendant le beau temps!
Pourtant, la sortie s'avère périlleuse, certaines
vagues déferlent dans le chenal naturel entre les rochers
et la falaise qui ferme la baie, tout ça est assez inamical!
Le vent est pile dans l'axe, pas question de tirer des bords à
la voile dans un espace aussi restreint et agité. Si l'on
veut partir, il va falloir foncer dans la vague au moteur.
Il y a moins d'un demi mille avant de pouvoir virer et utiliser
le vent avec un angle suffisant, mais le moindre problème
mécanique pendant ces quelques minutes serait fatal.
Briefing de l'équipage, vérification du bateau, concentration,
et c'est parti! |
La sortie s'avère périlleuse ! |
Tout se passe comme prévu, c'est à dire
qu'on escalade des vagues très creuses, dans un tangage maximum,
un coup de barre par-ci-par-là pour échapper aux crêtes
les plus menaçantes, on progresse lentement mais régulièrement,
on peut bientôt abattre et laisser les bourrasques gonfler le solent
pour nous aider à arrondir les cailloux de "La Pelada"
tout en évitant les hauts-fonds de "La Lavandera"...
et desserrer les fesses! Ça doit être
très joli par beau temps!
Il n'y a plus qu'une dizaine de milles, vent arrière dans une grosse
houle, pour rejoindre Portobelo. Le rocher
de Sir Francis Drake marque l'entrée de cette profonde baie où
nous retrouvons un plan d'eau calme, balayé quand même par
des rafales de 30 noeuds. Nous mouillons aux côtés de Aupaluk
et Ushuaia, avec qui nous visitons le site l'après-midi.
Christophe Colomb n'a pas fait preuve de beaucoup d'imagination en baptisant
Portobelo, en effet: c'est un port, et c'est
beau! Les Espagnols créèrent
ici un port en eau profonde, une base de commerce pour leurs gallions,
idéalement située pour l'accès au Pacifique à
pieds à travers l'isthme de Panamá, et bien défendu
contre les pirates des Caraïbes par plusieurs forteresses dont les
ruines subsistent.
Notre joyeuse bande sur les ruines des forteresses |
Nous déambulons sur ces remparts mangés
par le lichen tropical, tagués de diverses inscriptions.
Quelques canons rouillent en silence depuis leurs derniers combats,
du temps des attaques des Anglais, Francis Drake, Henri Morgan,
l'amiral Vernon... Deux cents ans de combats pour finalement abandonner
le commerce à Portobelo au profit de la route du Cap Horn,
plus longue mais plus sûre. Depuis, le climat, la végétation,
le choléra, les séismes et quelques guerres n'ont
laissé de la splendeur passée que des vestiges et
un village déshérité, mais Portobelo est inscrit
au Patrimoine Mondial de l'Unesco depuis 1980. La renaissance viendra-t-elle
du tourisme? |
Nous grimpons sur les collines abruptes, vertes et humides,
à l'assaut d'un fortin enfoui sous la végétation
tropicale, nous admirons les points de vue, nous redescendons parcourir
les ruelles du village, ses quelques monuments, les douanes royales, l'église
restaurée qui abrite la mystérieuse statue du Christ Noir,
ramenée dans un filet par un pêcheur, relique sacrée
ici parce qu'on lui attribue la fin de l'épidémie de choléra
en 1821.
Le lendemain, nos trois catamarans dévalent la grosse houle sous
voile d'avant seule, pour les derniers milles de nos périples atlantiques,
direction Colón.
18 janvier 2007, Colón, Terminus Atlantique
L'Atlantique semble vouloir nous punir de le quitter, ou
alors il veut se débarrasser de nous au plus vite: 25 à
35 noeuds de vent, une mer formée. Aucun de nous n'a jugé
utile de hisser la grand-voile, nous sommes poussés par les vagues
et le vent, Aupaluk et Ushuaia disparaissent parfois presque entièrement
dans les creux, on ne voit plus qu'une partie de leur mât
dépasser. Il n'y a que vingt milles jusqu'à la grande digue
brise-lames qui protège l'immense
plan d'eau de Colón des assauts de l'océan et abrite la
flotte diverse des navires en transit par le canal de Panamá. On
sait qu'on approche au vu du nombre grandissant de pétroliers et
cargos en tous genres qui naviguent ou attendent leur tour pour rentrer.
Pas de problème de trafic pour nous, on a décidé
d'emprunter la passe secondaire pour franchir la digue, elle semble trop
étroite et pas assez profonde pour les gros navires, et en effet
nous n'observons aucun trafic aux jumelles pendant notre atterrissage.
Un dernier empannage, nous filons sur l'eau boueuse toujours poussés
par une bonne brise et je commence à m'aligner sur le balisage
de la passe. Un cargo nous fait face de l'autre coté de la digue,
comme s'il allait sortir, mais il est trop gros me semble-t-il, peut-être
est-il tout simplement mouillé sur son ancre? Nous continuons notre
avance rapide, la passe va être franchie à plus de 10 noeuds
dans moins d'un mille, quand tout d'un coup, je réalise que le
cargo avance bel et bien dans notre direction, et que l'on risque fort
de se présenter au même moment dans l'étroit passage.
Pas d'hésitation, je vire avant qu'il ne soit trop tard en rasant
les gros blocs de béton de la digue bien menaçants sous
notre vent, pendant que le porte-conteneurs s'engage. Après une
boucle de 360 degrés, je me présente à nouveau à
l'entrée, et nous croisons de très près le mastodonte
alors qu'il sort juste de la passe, nous surfons à 10 noeuds entre
les deux musoirs du brise-lames dans les
remous boueux de son énorme hélice, alors que notre sondeur
affolé annonce des fonds de 3 mètres et que la barre ne
répond plus pendant quelques secondes, mais ça passe sans
problème, juste un petit coup d'adrénaline ...
Aupaluk nous suit dans une mer très creuse ... |
On s'est croisé de près! |
Le slalom entre les cargos au mouillage dans la baie nous permet d'admirer
le "paysage" ... Les installations portuaires et industrielles,
les fumées, les navires que l'on charge et décharge, les
murs de conteneurs empilés sur les quais constituent la première
image que nous offre la ville de Colón pendant que l'on s'approche
de la zone de mouillage réservée à la plaisance (et
obligatoire), délimitée par quatre bouées jaunes
métalliques, et dénommée "The Flats". Le
plan d'eau n'est pas aussi plat que son nom l'indique, balayé par
des rafales à plus de 30 noeuds, agité par le clapot, et
traversé par les trains de vagues croisées des bateaux pilotes
du canal et autres navires sillonnant la baie. Plusieurs voiliers sont
d'ailleurs en train de chasser sur leur ancre lorsque nous arrivons, ça
promet! Il nous faudra de nombreuses tentatives pendant plus d'une heure
avant de réussir à planter notre ancre sur le mauvais fond
de vase encombré de détritus.
Du 18 au 27 janvier, On se prépare
à Colón
Sans tarder nous allons à terre avec Franck et Charly pour commencer
la paperasse d'entrée au Panamá
(à refaire même après un passage aux San Blas), ainsi
que celle du passage du canal. Nous avons décidé d'utiliser
les services d'un agent pour gagner du temps, des copains passés
plus tôt nous ont recommandé Tito, et bien que ses tarifs
aient doublé depuis le mois dernier, nous traitons avec lui. Il
s'occupe de tout: il nous explique l'enchainement des formalités
et procédures pour le passage du canal, il nous ballade en ville
dans les différentes administrations, paye les bakchichs aux fonctionnaires
en grève du zèle, fournit une douzaine de pneus et les quatre
amarres réglementaires de 38 mètres, propose des équipiers
... finalement son prix vaut largement le service rendu et l'essentiel
de cette galère est réglé en une journée.
Quelques jours plus tard, Tito nous remet tout son matériel, que
Aupaluk et Ushuaia viennent gentiment nous livrer à bord, au mouillage,
ce qui nous facilite grandement la vie!
Merci Ushuaia et Aupaluk qui nous livrent nos pneus à bord
alors qu'on est encore au mouillage
|
Il ne nous reste plus qu'à préparer le bateau et à
commencer à remplir les cales en prévision de la traversée
du Pacifique. Quand on est au mouillage, ce n'est pas très pratique
pour aller à terre, on arrive toujours trempé quand on débarque
à la marina de Colón après dix minutes d'annexe face
au vent. On serait mieux amarrés sur un ponton, mais la marina
est saturée, et il y a une liste d'attente pour gérer les
réservations. Du moins c'est ce qu'on nous raconte : nous réalisons
assez vite que le mot "gestion" ne relève ici que du
fantasme ... pendant le week-end une place se libère, nous la prenons.
Le manager laisse faire, surpris de notre audace, mais surtout dégoûté
quand il apprend que le bateau qui vient de partir n'a pas payé
son séjour!
Nous sillonnons la ville tous les jours à la recherche de pièces
détachées, des meilleurs supermarchés (premières
courses depuis plus de six semaines!), de marchandises détaxées
chez les grossistes de la zone franche. Colón est la deuxième
plus grande ville du Panamá. Elle a d'abord prospéré
à la faveur de la construction de la voie de chemin de fer panaméenne,
première voie transcontinentale de l'Amérique, puis a connu
son apogée avec le creusement du canal de Panamá et son
exploitation. Aujourd'hui c'est une cité sinistrée par plus
de trente années de crise économique, 40% de chômage,
un taux de pauvreté énorme.
Quelques vieilles bâtisses de style baroque subsistent encore, les
façades éventrées ou cachées sous les graffitis,
bordant des rues sales, grouillantes, où il ne fait pas bon s'aventurer
à pieds en exhibant ses signes de richesse. L'insécurité
n'est pas qu'une légende ici. Un couple de navigateurs s'est fait
agresser un matin alors qu'il marchait le long d'une des avenues principales
par quatre adolescents armés de couteaux qui s'en sont pris à
leurs sacs. Ils ont réussi à les repousser avec leurs propres
armes: les gros hameçons qu'ils venaient d'acheter! Nous sommes
donc sur nos gardes, jamais seuls, ne pas s'aventurer dans les petites
rues, prendre un taxi quand c'est possible (et encore, pas la nuit). En
rentrant à pieds à la marina avec Franck, pour un trajet
de 500 mètres, nous avons même eu droit à une escorte
de deux policiers en moto, armés de fusil à pompe, et surveillant
chaque carrefour que nous franchissions. Ce n'est donc pas ici que nous
passerons nos prochaines vacances ...
Derniers préparatifs et nettoyage du bateau |
La marina de Colón, vue du haut du mât
d'Imagine |
Les jours défilent, mais les choses avancent:
les pneus de protection et les amarres sont à poste, le "mesureur"
des autorités du canal est passé à bord et a déclaré
Imagine apte et prêt pour le passage, on a payé la note d'avance
à la banque (600 dollars + 850 dollars de caution qui seront remboursés
plus tard, si on n'a pas cassé les écluses en passant),
vérifié et vidangé les moteurs (il ne faut surtout
pas tomber en panne au milieu, on est censé assurer une vitesse
moyenne de 8 noeuds sur tout le parcours sous peine d'une lourde amende),
les lessives sont faites, le plus gros de l'approvisionnement pour au
moins six mois est à bord, on a profité des quelques restaurants,
les prix sont très bas, pourtant la carte bleue est cramoisie après
ces neuf jours passés à Colón!
Notre passage est prévu pour le 27 janvier. Entretemps, Charly,
Franck et moi avons eu l'occasion de répéter la manoeuvre
en servant d'équipiers sur Aldora, l'Outremer 45 de John et Kerry
rencontré aux San Blas. Les autorités du canal imposent
la présence à bord de quatre équipiers (les
"line handlers") en plus du capitaine, pour
s'occuper des amarres dans les écluses. Tout s'est très
bien passé, il faut dire que notre catamaran était placé
au centre dans une configuration "nested", qui désigne
un convoi de 3 bateaux groupés amarrés côte
à côte, et avait donc un monocoque à couple
de chaque côté. Dans ce cas, le bateau central pilote l'ensemble
du convoi, pendant que les bateaux latéraux s'occupent des amarres,
ce qui veut dire que le principal boulot pour nous, équipiers du
milieu, consistait à déguster les petits plats préparés
par Kerry et à vider les canettes de bière et de soda du
frigo, tout en observant tranquillement les détails de la manoeuvre...
idéale répétition!
Nous sommes donc fin prêts en ce vendredi 27 janvier ...
Au Fait, Le Canal de Panamá, Comment ça Marche?
Tous les chiffres à propos du canal de Panamá
sont énormes, gigantesques, qu'ils soient liés aux difficultés
de sa construction, au nombre d'ouvriers l'ayant payé de leur vie
(plus de 27000!), aux masses d'eau déplacées, à la
taille des écluses, au volume des navires, au tonnage des marchandises
... on se sent bien petit et respectueux face à tout ça,
et en même temps conscient de franchir bien plus que quelques écluses,
une porte mythique chargée d'histoire et de rêves ...
On trouve toutes ces informations passionnantes et détaillées
dans les encyclopédies et sur internet (voir notamment sur wikipedia),
inutile donc de les répéter ici, mais il faut quand même
connaître un peu le fonctionnement du canal pour comprendre la suite.
Alors, le Canal de Panamá, comment ça marche?
En gros, il s'agit de relier deux océans distants de 82 kilomètres
par un système d'écluses qui jouent le rôle d'ascenseurs
hydrauliques. En effet, il faut d'abord s'élever de 26 mètres
en 3 écluses depuis l'Atlantique jusqu'au
niveau du lac artificiel de Gatún, alimenté en eau douce
par toutes les rivières environnantes dont le Rio
Chagres, et contenu par plusieurs barrages. Ce plan d'eau rejoint
le "Gaillard Cut", un canal large de 150 mètres creusé
à travers le relief montagneux de l'isthme sur 12 kilomètres
jusqu'à un second lac, celui de Miraflores, plus petit et moins
élevé que le précédent, sur lequel l'écluse
Pedro Miguel permet de descendre en douceur. Il ne reste plus ensuite
que les deux écluses de Miraflores pour toucher enfin les eaux
du Pacifique entre 13 et 20 mètres plus bas suivant la marée.
Tout ce système d'ascenseur est alimenté par gravité
par l'eau du lac Gatún, qui perd près de 200 millions de
litres à chaque fois qu'un bateau change d'océan. Heureusement
qu'il pleut dans ce pays!
Le temps de passage pour un cargo est d'environ 9 heures.
Pour un voilier dans le sens Atlantique-Pacifique, c'est un peu plus long.
Les autorités du canal font attendre le soir pour démarrer
de Colón parce que dans la journée, la priorité est
donnée aux maxi porte-conteneurs (les "Panamax"), qui
prennent tellement de place dans les écluses qu'on ne pourrait
plus y loger le moindre voilier sans le mettre en danger. En soirée,
la taille des cargos est plus raisonnable et on arrive à se loger
dans le même bassin d'écluse en gardant une bonne distance
de sécurité. On monte donc les trois écluses de Gatún
entre 18h et 23h suivant le trafic, puis on mouille pour une très
courte nuit sur le lac Gatún, avant de repartir au petit jour pour
31 milles de navigation jusqu'aux écluses descendantes, et d'atteindre
le Pacifique vers 15h.
27 janvier, C'est
notre tour!
A notre tour maintenant! Bien entendu, on s'est débrouillé
pour que nos trois catamarans, Aupaluk, Ushuaia, et Imagine passent en
même temps. Le compte à rebours a commencé ce matin
du 27 janvier. On procède d'abord à un dernier nettoyage
intérieur et extérieur, car on a des invités: nos
trois line handlers (les équipiers
réglementaires pour les amarres) qui dormiront à bord, et
le pilote du canal que l'on doit récupérer sur l'eau à
16h30. Pause détente pour un bon déjeuner des trois équipages
au restaurant "Dos Mares" dans Colón, où l'on
se régale de cevice, calamars et autres poissons cuisinés.
Puis retour au bateau pour les derniers préparatifs, surtout les
repas que Pascale doit préparer pour tout le monde à l'avance,
car ensuite elle sera bien occupée en tant que quatrième
line handler officielle. Les trois autres
sont John, que l'on avait aidé sur Aldora, et qui revient du Pacifique
pour nous accompagner à son tour, Nathalie, que l'on connaît
depuis Cartagène, et Charles, rencontré ici. Tous nos équipiers
sont des marins expérimentés, familiers avec le maniement
et les dangers des cordages sous tension et des taquets. Romain sera chargé
des photos.
Il est 16 heures, mine de rien la tension monte d'un cran
dans les artères du capitaine, c'est l'heure de mettre les
moteurs en route ... et ça démarre, les équipiers
larguent les amarres, on rejoint doucement la zone des Flats, où
l'on mouille en attendant d'apercevoir la pilotine du canal qui
va nous "livrer" notre pilote à bord. A 17h, il
enjambe les filières, brèves salutations, ils donne
ses ordres, je m'exécute. Comme sur les gros navires, le
pilote est obligatoire à bord. C'est lui qui connaît
par coeur les procédures, les manoeuvres, les dangers, il
est tenu au courant du trafic des cargos dans les écluses
par les contrôleurs, et c'est donc lui qui donne les ordres.
|
La pilotine nous livre notre pilote |
Le capitaine reste seul maître à bord,
mais suit les consignes. Ça c'est pour la théorie, nous
aurons l'occasion de comprendre qu'il est parfois urgent de prendre la
responsabilité de désobéir ... Mais pour l'instant,
nous faisons connaissance, tout en avançant dans le chenal qui
mène aux écluses de Gatún. Même chose sur Aupaluk
et Ushuaia. Romain est à la barre, pendant que notre pilote nous
explique le déroulement des opérations de la soirée.
Notre pilote nous propose d'essayer de passer les écluses dans
la configuration "nested", nos trois catamarans amarrés
côte à côte, avec Imagine
au milieu, dans un convoi qui ferait environ 22 mètres de large,
alors que les écluses n'en font que 27! Non il ne plaisante pas,
il nous avoue même que ça ne s'est jamais fait, mais que
ça devrait être possible. On finit par comprendre que nous
avons affaire à un débutant, et qu'il va falloir être
vigilant ... Nous préférons refuser cette expérience
fantaisiste, et opter pour la sécurité des bateaux: Aupaluk
et Ushuaia, qui sont deux catamarans identiques, se mettront à
couple, nous suivrons derrière, seuls.
Romain barre dans le canal pendant que le pilote
nous explique le déroulement des opérations |
Ushuaia sur la tonne d'amarrage |
Nous approchons de la première écluse au
crépuscule, mais nous sommes en avance, il faut attendre notre
cargo, qui se positionnera devant notre convoi. Nous accrochons nos trois
catamarans ensemble sur une grosse tonne d'amarrage, constituée
d'une plateforme métallique circulaire de 4 mètres de diamètre,
sur laquelle les équipiers s'empressent de débarquer pour
aller et venir d'un bateau à l'autre, en échangeant des
commentaires et des plaisanteries sur l'équipée nocturne
qui s'annonce. Il y a déjà de l'ambiance sur cet étrange
animal à 6 coques! Pascale est aux fourneaux mais on n'est pas
prêt de dîner: il est 19h30, notre cargo s'annonce, il faut
se mettre en formation derrière lui sans retard. Aupaluk et Ushuaia
s'accouplent, nous les suivons dans la nuit vers
les feux marquant l'entrée de la première écluse
de Gatún. Les choses sérieuses commencent!
Imagine prend l'ascenseur
à Gatún
Sur chaque bateau, les line handlers se préparent.
A chaque extrémité d'Imagine, la solide
amarre de 38 mètres dont chacun est responsable est lovée,
prête à être attachée sur un cordage plus
fin, la touline, que va leur lancer un employé
du canal situé 10 mètres plus haut sur le quai de l'écluse.
Il faut une certaine adresse de la part de ce lanceur, qu'on appelle un
lamaneur: une pomme de touline (un gros noeud en forme de boule) leste
l'extrémité du cordage qu'il fait d'abord tournoyer comme
une fronde avant de l'envoyer avec précision (enfin, la plupart
du temps) vers son destinataire sur le bateau, qui avance lentement dans
l'entrée du bassin. On a l'impression de se faire canarder, attention
les têtes! L'équipier récupère et noue
rapidement la touline à son amarre, que le lamaneur peut alors
ramener sur le quai pour la fixer. Chaque équipier doit ensuite
équilibrer la tension pour maintenir le bateau droit au milieu
de l'écluse, puis pendant que l'eau monte et nous élève,
reprendre régulièrement la tension. C'est simple, mais il
n'y a pas le droit à l'erreur. Il y a un lamaneur par cordage,
normalement, sauf que là, on a beau scruter le haut du quai dans
l'éclairage orange et blafard des gros lampadaires, il en manque
un à l'appel sur notre arrière tribord! Bref moment de surprise,
mais pas de panique, nos deux équipiers tribord attachent leur
amarre sur la même touline, et l'unique
employé la haut se débrouille avec ça,
en attendant le retardataire qui arrive en courant. Devant nous
l'impressionnant cargo, le Louis Pasteur, et le couple Ushuaia-Aupaluk
sont prêts. Nous observons avec émotion les lourdes portes
de l'écluse se refermer juste derrière nous. C'est parti!
Quelques remous viennent d'abord troubler la surface de l'eau brune dont
le niveau commence à monter, puis rapidement ce sont de véritables
tourbillons qui bouillonnent autour de nous. Le bateau glisse, pivote,
et dérape en tous sens, je contrôle avec les deux moteurs
mais les hélices ne trouvent pas beaucoup d'appui dans de pareilles
turbulences. Les équipiers s'affairent en silence, concentrés.
La tension des cordages est très forte, ce n'est pas le moment
de rêver, sous peine de se faire broyer un doigt dans un taquet,
ou de nous envoyer faire une figure de style contre les parois sombres,
ruisselantes et rugueuses de l'écluse.
Après environ 8 minutes, tout se calme, nous sommes stabilisés,
ça y est, nous avons gravi une marche!
Imagine danse dans la première écluse de Gatún |
Concentration maximum aux amarres |
L'ambiance se détend à bord, on a fait
le plus dur, car la première écluse est réputée
la plus violente. Derrière nous, par dessus les portes fermées
de l'écluse, la trouée sombre de l'entrée du canal
se dessine 10 mètres plus bas. Je n'ose imaginer ce qui se passerait
si tout d'un coup ces portes cédaient sous la pression de l'eau,
nous propulsant dans un "Aqualand" version apocalypse! Mais
le canal en a vu d'autres ... trêve de cauchemar, les portes donnant
accès au bassin de la deuxième écluse s'ouvrent déjà
devant le cargo de tête qui s'ébroue, propulsé par
son énorme hélice et maintenu dans l'axe par quatre
locomotives électriques (surnommées mulas, les
mules) sur chaque côté, qui l'accompagnent tout au long des
trois écluses. Nos quatre lamaneurs sur les
quais, maintenant presque au même niveau que le bateau, détachent
leur amarre et sans lâcher ce cordage qui nous relie toujours à
eux, nous accompagnent jusqu'à l'entrée de l'écluse
suivante. Là, ils gravissent un escalier raide qui les élève
de 10 mètres jusqu'en haut du quai surplombant le deuxième
bassin, où ils nous amarrent à nouveau. Ce sera donc plus
simple cette fois, on évitera le lancer de toulines. Et le même
enchaînement se répète, fermeture des portes, montée
turbulente de l'eau, réglage des amarres, stabilisation, troisième
écluse, etc ... tout se passe à merveille, c'est un grand
moment qui se grave dans nos mémoires.
Quand les portes de sortie de la dernière écluse s'ouvrent,
les lanceurs de touline nous renvoient nos amarres, que les équipiers
se dépêchent de ramener à bord, nous somme libres!
Il est 21h30 quand nous nous élançons dans l'obscurité
totale et chaude de la nuit sur les eaux douces du lac Gatún. Le
pilote, sans doute pressé de rentrer chez lui, nous demande de
mettre plein gaz sur un cap qu'il nous indique: il faut lui faire confiance
car on n'y voit absolument rien et on fonce à 8 noeuds! Nous ne
tardons pas à rejoindre une grosse tonne d'amarrage, sur laquelle
mon équipage immobilise Imagine pour la nuit. Aupaluk et Ushuaia
font de même, une pilotine vient récupérer nos pilotes,
et à 22h, tout le monde est sur Imagine pour un apéro mémorable:
ce n'est pas tous les jours qu'on franchit le canal de Panamá!
Chacun rentre dîner chez soi, puis la fête continue sur Ushuaia,
jusqu'à ce que les digestifs soient déclarés vainqueurs!
Il est plus de minuit, chacun savoure les événements de
la soirée, le lac est plongé dans un grand silence...
28 janvier, Le grand jour du Pacifique ...
La nuit est courte et le réveil difficile. Les enfants, qui dormaient
dehors dans des hamacs pour laisser leur cabine aux équipiers,
se font doucher par une averse à 5h30. Il fait encore sombre, et
des bruits terrifiants venus de la jungle toute proche percent soudain
le silence. Des singes hurleurs. Ce bruit est un concert de cris étranges,
irréels, monstrueux, qui ne ressemblent à rien de ce que
l'on connaissait du monde animal jusqu'à présent. Fascinant!
A 5h45, Pascale prépare le petit déjeuner pour l'équipage,
qui se réveille un peu ahuri et l'avale en vitesse. Les pilotes
doivent nous rejoindre à 6h30 pour attaquer la deuxième
partie du périple, et ils arrivent à l'heure. Ce ne sont
pas les mêmes qu'hier, nous héritons d'un ours que je connais
déjà pour l'avoir vu à l'oeuvre lors de ma première
traversée du canal sur Aldora. Ni causant, ni souriant, il donne
ses ordres d'un ton sec qui n'appelle aucun commentaire. Et dès
qu'on s'exécute, il semble satisfait et murmure machinalement,
dans son anglais approximatif et rocailleux, "good, good, good,
... beautiful good", en insistant sur beautiful. Amusant,
mais je ne souris qu'intérieurement...
Aucune pitié pour la mécanique, à peine est-il à
bord, qu'il nous fait démarrer les moteurs et foncer à plein
régime, sans donner plus d'explications. Aupaluk et Ushuaia sont
rapidement distancés, apparemment leurs pilotes sont plus cools!
Nous rejoignons le "Banana Cut", un raccourci balisé,
trop étroit pour les cargos. La navigation est très facile
sur ce plan d'eau artificiel parsemé d'îlots de végétation
ayant survécu à la montée des eaux. il n'y a qu'à
suivre le balisage (ça n'empêche pas Mister
Beautiful Good de donner des ordres à chaque bouée!),
et on peut admirer le paysage baigné par le soleil levant dans
une étrange et paisible lumière orange, ouatée ça
et là de brumes évanescentes. C'est une nature paisible
et belle, qui se réveille en même temps que nous, tout le
monde est en contemplation, à la recherche d'animaux sur les berges
ou dans les branches. Les crocodiles sont nombreux dans ce lac, ils passent
même parfois les écluses, mais nous n'en voyons pas pour
l'instant.
Le soleil se lève sur le lac Gatún |
Observation de la faune du lac |
L'heure avance, les milles défilent, le soleil monte et nous accable.
Nous naviguons maintenant dans le chenal principal, où nous croisons
d'impressionnants porte-conteneurs. Les plus
volumineux sont les Panamax, conçus
spécialement aux dimensions du canal pour optimiser leur rendement.
Ce sont de véritables cathédrales de conteneurs empilés
(jusqu'à 4000), de 65000 tonnes, longs de 294 mètres et
large de 32. Bien que toutes les écluses soient doublées
pour permettre le transit simultané dans les deux sens, les Panamax
sont tellement imposants qu'ils ne peuvent pas se croiser dans le chenal
sur le lac. Le matin est réservé au trafic du Pacifique
vers l'Atlantique, et c'est l'inverse l'après-midi. C'est pourquoi
nous ne sommes jamais rattrapés par ces monstres, nous ne faisons
que les croiser.
Mais comme notre monde consomme toujours plus de marchandises, il y a
maintenant tellement de navires encore plus gros, les post-Panamax,
ne passant plus dans les écluses, que le canal risque de devenir
rapidement obsolète. Il a donc fallu entreprendre de percer un
nouveau canal et de nouvelles écluses encore plus gigantesques.
C'est le début de ce chantier que nous observons alors que nous
parcourons le "Gaillard Cut", fin des travaux prévue
en 2014.
Indifférent à tout ce trafic à terre et sur l'eau,
un crocodile somnole sur la berge...
En passant devant Gold Hill ("la colline d'or"),
on a une pensée pour les ouvriers qui se sont tués
à la tâche pour creuser à la pioche cet énorme
rocher très compact, obstacle sur le tracé du canal.
Les travaux n'avançaient pas assez vite, alors on a fait
courir la rumeur qu'on y avait trouvé de l'or!
Puis nous franchissons, par dessous,
le pont du Centenaire, le plus récent des deux ponts suspendus
qui relie les deux moitiés du Panamá séparées
par le canal. On fait coucou en direction des webcams qui retransmettent
en direct sur internet les images filmées sous le pont, et
nous obtiendrons pas nos amis canadiens les photos de notre passage. |
Un remorqueur nous double devant Gold Hill |
Il est 10h30, nous sommes beaucoup trop en avance pour
passer les écluses de Pedro Miguel, notre pilote nous fait d'abord
ralentir, puis repartir dans l'autre sens! C'était bien la peine
de martyriser mes moteurs! Nous croisons Aupaluk et Ushuaia qui doivent
se demander pourquoi on repart vers l'Atlantique, nous repassons sous
le pont avant de faire demi-tour à nouveau. Puis, comme on ne va
pas faire des ronds dans l'eau au milieu des cargos pendant une heure,
nous accostons sur un ponton de service en attendant notre heure ... Beautiful
Good!
On en profite pour déjeuner, Pascale nous a gâté pendant
la navigation sur le lac: oeufs mimosas, salade de pâtes, et salade
de fruits frais, que nous dévorons avidement. Le pilote n'y
touche que du bout des lèvres, il communique par radio,
et finit par nous expliquer qu'il n'y aura pas de cargos avec nous dans
l'écluse, juste un bateau de croisière qui fait visiter
le canal aux touristes tous les jours. Aupaluk et Ushuaia seront à
couple en tête de convoi, Imagine sera derrière,
à couple du petit paquebot qui s'occupera seul des amarres sur
le quai. Nos équipiers n'auront donc rien d'autre à faire
que de nous amarrer à ce bateau pilote, et nous désamarrer,
à chacune des trois écluses suivantes.
A midi, nous quittons notre ponton de service en direction de Pedro Miguel.
Nous pénétrons en dernier dans le bassin, laissant à
notre bateau pilote le temps de s'amarrer. Notre pilote à nous,
Mister Beautiful Good, me guide mais au lieu de me donner un ordre simple
(venez à couple de ce bateau, par exemple), il me donne toutes
les 10 secondes des instructions de barre et de moteur (bâbord,
tribord, à fond, réduire, etc ...), alors qu'il ne connaît
manifestement pas les réactions d'un catamaran de croisière.
J'exécute sans commentaire, il est vrai qu'on a un courant important
qui nous pousse, et la manoeuvre d'accostage est délicate, sans
doute ne veut-il pas prendre de risque. Une
fois amarrés, les portes se ferment derrière nous, et l'eau
commence à descendre. Nous n'avons rien d'autre à faire
que de regarder le déroulement des opérations, il y a beaucoup
moins de turbulences que dans la montée de Gatún et c'est
beaucoup plus facile.
Descente des écluses à couple d'un mini-paquebot |
Des touristes américains
nous photographient depuis le bateau de croisière, d'où
quelqu'un me hèle: c'est le guide touristique, qui me demande
si j'accepterais de répondre à quelques questions.
Il veut en savoir plus sur nous, le bateau, le voyage, les
enfants etc... Il prend des notes.
L'interview s'arrête quand il faut se désamarrer de
notre bateau pilote, car l'eau a fini de descendre et les portes
de l'écluse sont ouvertes. Notre convoi parcourt maintenant
le court trajet jusqu'aux écluses Miraflores. Nous écoutons
en souriant le guide touristique raconter dans le haut-parleur notre
histoire à ses passagers, en inventant les détails
quand ça fait plus joli! |
Même manoeuvre dans la première écluse
de Miraflores, aucun problème. Depuis la terrasse d'un restaurant
bâti sur la berge qui domine le bassin, des touristes observent
et photographient le canal.
Il ne reste maintenant plus qu'une écluse avant de toucher les
eaux du Pacifique. Notre pilote continue à me harceler d'instructions
élémentaires que j'exécute toujours aussi docilement.
C'est notre troisième et dernière manoeuvre d'amarrage à
notre bateau de croisière, mais le courant est subitement beaucoup
plus fort que précédemment, et il faut jouer de la marche
arrière pour ralentir Imagine qui est entraîné trop
vite. Le pilote enchaîne les ordres, je sens qu'il n'a pas anticipé
les réactions du bateau, il s'embrouille, se contredit, tout va
beaucoup trop vite, je ne l'écoute plus et improvise une manoeuvre
d'urgence pour éviter d'aller nous fracasser contre le bateau de
touristes (qui auraient encore eu une belle histoire à raconter!),
les jupes arrières d'Imagine frôlent le mur de l'écluse
mais ça passe. Le pilote se tait, beautiful good!
Nous comprendrons plus tard que l'eau avait déjà commencé
à baisser avant que nous soyons amarrés, c'était
chaud!
Puis vient le grand moment que tout le monde attend: les portes de l'écluse
s'ouvrent sur le Pacifique!
Enfin, il ne faut pas imaginer qu'il y a tout de suite derrière
une grande étendue bleue et des cocotiers, c'est juste un estuaire
boueux et pollué, le ciel est gris et lourd, mais peu importe,
on ressent une grande émotion, une allégresse rare, en descendant
ce fleuve qui nous porte vers de nouvelles aventures. Comme dans tous
les grands moments, Romain nous met la chanson
"Imagine" sur le lecteur CD, c'est un peu l'hymne du bateau.
Le pilote se rappelle à notre souvenir en nous indiquant l'endroit
où sa pilotine viendra le chercher, d'ailleurs elle nous rattrape
déjà dans une manoeuvre impeccable, allez, hasta la vista,
sans rancune, il enjambe d'un pas leste les bastingages et nous laisse
passer seuls, à 14 heures, sous le Pont des Amériques, limite
symbolique de l'océan Pacifique.
Les portes de Miraflores s'ouvrent sur le Pacifique |
Imagine franchit le Pont des Amériques! |
Balboa, la ville qui borde l'embouchure du canal, dispose
d'un "yacht club" à quelques encablures de là.
Après avoir rendu les amarres et les pneus loués (il faut
encore payer 1 dollar par pneu pour s'en débarrasser), nous y mouillons
sur un corps-mort, en bordure du chenal et faisant face au Pont des Amériques.
La tension et l'émotion sont retombées
d'un coup, on range un petit peu, et on se repose en regardant un film
avec les enfants.
Les cargos continuent leur incessant défilé.
De temps en temps on jette un oeil sur le Pont des Amériques, qui
s'illumine peu à peu dans le crépuscule, pour nous aider
à réaliser que ça y est, nous sommes dans le Pacifique!
A suivre ...
Les
photos de Panamá et de la traversée du Canal
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