Tanna, un autre monde
par Pascal
Du 24 mai au 7 juin 2009
Félicité ...
Une baie paisible, Imagine au milieu qui tire gentiment
sur son mouillage, et nous sur Imagine à contempler le paysage
et la végétation de Port-Résolution en se laissant
réchauffer par le doux soleil de l'après-midi ... demain
on débarquera, à la découverte de cette île
de Tanna et de ces habitants, mais pour l'instant on goûte la félicité
de ce moment de calme si particulier, l'arrivée à l'escale.
L'arrêt des hostilités. Parce qu'il ne faut pas croire que
ce bonheur soit gratuit, ça se mérite et ça se paye
la félicité. D'avance, même. Spécialement dans
ce coin mal pavé du Pacifique sud-ouest semble-t-il.
On
avait pourtant sagement attendu la fin d'une dépression, et parcouru
le lagon depuis Nouméa poussé par 20 noeuds de sud-ouest
pour une fois appréciés, sous un beau soleil et toutes voiles
dehors. C'est le lendemain que ça s'est gâté: au sortir
de la baie naturelle de Port-Boisé après une nuit tranquille,
on avait allègrement envoyé la grand-voile jusqu'en haut
du mat malgré le petit jour grisâtre de 6h du matin qui incitait
plutôt à un repli stratégique sous la couette. Le
gennaker était gréé, prêt à être
envoyé pour les longs surfs au portant jusqu'au Vanuatu. Quelle
naïveté! Un quart d'heure plus tard, sous 2 ris et sous un
grain, nous franchissions la passe de la Havannah la queue basse, conscients
et fatalistes: on n'aurait pas encore cette fois-ci la traversée
idyllique promise par les cartes météo.
Après tout, rien de grave, l'équipage était
rodé et en avait vu d'autres: Pascale avait cuisiné pour
48h, et aucun de nous n'avait oublié comment occuper les longues
heures d'inconfort d'une navigation agitée malgré ces 9
mois pendant lesquels Imagine n'avait plus connu l'océan, occupé
qu'il était à nous promener sur le beau lagon calédonien.
Ah la joie des retrouvailles! Le mer nous a fait une sacré fête,
nous entraînant dans sa danse syncopée, à grands coups
de claques dans le dos, de déhanchements chaotiques, d'étreintes
écumeuses, le vent nous a hurlé son enthousiasme, soutenant
le tempo jusque tard dans la nuit, nous laissant fourbu au petit matin,
mais tout s'est apaisé à la vue de la silhouette dessinée
devant les étraves: Tanna.
On a déroulé le gennaker, petit déjeuné,
glissé le long de la côte verdoyante et sauvage, en direction
de la colonne de fumée du volcan Yasur qui nous guidait vers Port-Résolution.
L'ancre a rejoint le fond, tout s'est arrêté, relâchement,
bonheur de l'arrivée, ... félicité.
Expédition à Lenakel
Comme chaque fois lorsqu'on arrive à l'étranger,
la première visite doit être pour les diverses administrations
pour obtenir le droit de séjourner sur le territoire. En général
on essaye d'atterrir dans le port officiel d'entrée, mais sur l'île
de Tanna la capitale administrative Lenakel n'offre aucun mouillage dès
que le vent souffle de sud-est, et il se trouve que c'est justement le
vent dominant dans ce coin du monde. Pas très adapté pour
les marins donc, mais
l'administration est suffisamment compréhensive ici pour autoriser
les bateaux à mouiller de l'autre côté de l'île
à Port-Résolution, à condition de rejoindre Lenakel
par la route pour faire les formalités.
Stanley habite le village de Port-Resolution, il à l'habitude.
Dès qu'un bateau accoste, il prend en charge les navigateurs et
les accompagne à Lenakel. Nous sommes plusieurs bateaux, américain,
suédois, anglais, arrivés la veille, à faire le déplacement.
On nous a prévenu, ça ne sera pas confortable: il faut deux
heures et demi pour parcourir les 40 kilomètres de piste. Elle
vient pourtant d'être refaite au bulldozer à la fin de la
saison des pluies, mais c'était juste un peu trop tôt: une
dépression un peu tardive a ravagé la cendre boueuse fraîchement
damée, quand on vous dit qu'il n'y a plus de saisons!
Nous sommes nombreux à nous entasser dans le 4x4 qui tient lieu
de transport en commun: outre le chauffeur, dix navigateurs, ainsi que
Sandra, volontaire américaine des Peace Corps qui vit ici depuis
deux ans, Stanley notre guide, et deux villageois. Quinze personnes, dont
treize dans la benne! On comprend pourquoi les primes d'assurance sont
chères pour les voyageurs ...
Dès le départ, on bénit ceux qui nous ont précédé
et conseillé de se munir d'un coussin pour amortir les chocs sous
les fesses, ça cahote méchamment! Mais
on est immédiatement sous le charme de cette escapade matinale
dans la fraîcheur de la forêt tropicale luxuriante, des villages
de cases que l'on traverse, des gens qui marchent sur la piste et nous
saluent avec le sourire. Il a plu dans la nuit, le feuillage ruisselle,
la piste aussi. La terre est noire, glaiseuse, sortie des entrailles du
volcan Yasur. Le 4x4 franchit au pas les ornières boueuses et les
roches glissantes, puis s'offre une pointe de vitesse (au moins 30 km/h!)
jusqu'au prochain obstacle. Bientôt la piste quitte la forêt
et longe le pied du volcan, les cahots se dissipent, la voiture glisse
sur le velours d'un champ de cendre grise au milieu d'un paysage désertique,
brûlé, volcanique. Des coulées de lave ocre rouges
émergent de cette vallée de cendres, déchirée
en son milieu par une rivière qui a formé un petit canyon.
La voiture franchit un gué, s'éloigne du volcan qui nous
salue d'un panache grisâtre, puis la piste retrouve la forêt
qui
abrite un nombre important de cases, de villages, d'écoles, quelques
églises. Beaucoup de piétons sur cette piste, ici les gens
marchent sans se poser la question de la distance ou du temps, si on doit
aller quelque part on y va, parfois avec les enfants dans les bras. On
croise une famille revenant de Lenakel, encore a plus de 20km...
Le 4x4 nous hisse laborieusement au point culminant de la piste, un col
d'où l'on aperçoit au loin les îles voisines de Tanna:
Aneytum, Futuna, Aniwa, Erromango ... puis nous entamons précautionneusement
la longue descente vers Lenakel. En priant pour que les freins résistent.
Les villages se font plus nombreux, nous croisons plus de véhicules,
on s'approche de la capitale! Dernière difficulté: la piste
est coupée sur une dizaine de mètres par des ornières
profondes, boueuses, dans lesquelles un 4x4 est enfoncé jusqu'au
châssis! Ses passagers, des touristes, attendent avec curiosité
sur le talus de voir comment le chauffeur va se sortir de ce bourbier.
Les enfants d'une école voisine ont déserté la salle
de classe pour se délecter du spectacle. Et nous n'avons pas d'autre
choix que d'attendre aussi. A force de tirer, pousser, et de remplir les
ornières de cocos, le chauffeur se dégage en marche arrière,
puis fait rugir le moteur pour passer en force. La voiture bondit des
4 roues, dérape, et franchit l'obstacle. A nous maintenant! Confiance
ou inconscience, nous sommes tous remontés dans la benne malgré
le spectacle pourtant édifiant du 4x4 bondissant. Une touriste
américaine à peine remise de ses émotions nous hurle,
hystérique, vous êtes fous, descendez, vous allez vous tuer!
et je songe qu'elle n'a peut-être pas tort ... mais c'est trop tard,
notre chauffeur a démarré, chacun s'accroche où il
peut comme il peut, le 4x4 glisse dans l'ornière, gite dangereusement
sur la droite et menace de verser sur nous, Romain est à moitié
éjecté et se retient in-extremis, quelques cris d'angoisse
fusent mais le chauffeur est déterminé et nous sort finalement
de l'ornière sans ménagement et sans perte humaine! Après
ce pic d'adrénaline, je ne desserrerai les fesses qu'à l'arrivée
à Lenakel dix minutes plus tard. Ne pensons pas déjà
au retour .... il nous reste d'autres épreuves, avec dans l'ordre:
trouver des vatus (la monnaie locale), la douane, l'immigration, et le
service de la quarantaine. Ça commence mal: contrairement à
ce qu'on nous avait assuré, la seule banque de Tanna n'accepte
pas les cartes de crédit, et nous n'avons pas de cash, donc impossible
d'obtenir des vatus. Heureusement que la légendaire solidarité
des gens de mer n'est pas qu'une légende: aussitôt, deux
bateaux, suédois et anglais, que nous ne connaissions pas encore
ce matin au réveil nous prêtent 400 dollars sans même
savoir quand et comment on pourra les rembourser! Les bureaux des douanes
sont juste à côté, les fonctionnaires sont aimables
et accueillants, s'excusant presque de nous faire remplir tous ces formulaires
en plusieurs exemplaires. Pendant que j'exécute la corvée,
Pascale visite les alentours: Lenakel est un gros village, assez étendu,
où l'on trouve une station service (en fait un dépôt
de fûts de carburants dans lesquels le pompiste plonge un tuyau
et pompe à la main), quelques magasins d'approvisionnement général,
l'inévitable boutique de l'opérateur de téléphone
mobile, ainsi que deux ou trois restaurants servant la cuisine locale.
Il y a aussi un joli marché installé sous l'abri d'un arbre
gigantesque, où l'on retrouve avec bonheur des fruits et légumes
non traités et pas chers, ça change de Nouméa! Les
avocats et les mandarines sont un régal. On peut aussi y acheter
des arachides fraîches, de l'igname et du taro, des poules, et même
une roussette, pendue morte à une branche basse, dont la viande
est parait-il excellente.
Après un rapide repas de poisson frit et de riz
dans un petit restaurant, nous poursuivons le parcours des formalités:
immigration, et quarantaine. Au total, l'entrée dans le pays nous
aura coûté 10000 vatus (environ 100 dollars) et une bonne
vingtaine de formulaires.
Il est 14h30, l'heure de reprendre la piste de Port-Résolution,
qui heureusement a bien séchée depuis ce matin. Nous aurons
quand même droit à l'embourbement au même endroit qu'à
l'aller, mais cette fois tout le monde descend pendant le franchissement
de l'obstacle! A mi-chemin, nous nous arrêtons à un "road-market",
un marché installé au bord de la piste sous un banian monumental,
où nous complétons le plein de fruits et légumes.
La lumière du soir nous offre un beau panorama du haut du col sur
le volcan Yasur, que nous irons voir de plus près demain.
A l'approche de Port-Résolution, nous embarquons deux mamans et
leurs 3 enfants qui reviennent à pieds du dispensaire, à
deux heures de marche du village. Record battu: nous sommes dix-huit dans
la benne! Ça n'empêche pas la très jeune maman d'allaiter
son nourrisson avec le sourire.
Il fait nuit noire quand nous rejoignons Imagine, le sommeil soignera
les courbatures ...
Port-Résolution
James Cook, encore lui, est responsable du nom de cet
endroit, où il débarqua avec son navire le HMS Resolution
en 1774, attiré par les lueurs rougeoyantes
du volcan Yasur dans le ciel nocturne. C'est une baie assez profonde et
abritée, que bordent plusieurs petits villages de cases inchangées
depuis des siècles. Ici la vie est restée simple et traditionnelle,
on la dirait encore en dehors de la folie du monde. La première
chose qui frappe lorsque l'on découvre ces villages, c'est la propreté.
Pas ou peu de déchets visibles, les habituels sacs plastiques,
les canettes de bière ou de coca, les emballages et les sacs poubelles
abandonnés, toutes ces souillures de nos civilisations surconsommatrices
n'ont pas atteint cette partie de la planète. C'est assez simple
à comprendre, le "niveau de vie" (ce curieux terme qui
n'en désigne que l'aspect matériel) est encore très
inférieur à la moyenne mondiale, la consommation est donc
quasi-inexistante, réduite à ce qu'on ne trouve pas dans
la nature généreuse et qu'on ne peut pas produire localement,
les sollicitations sont réduites (on n'a pas vu une seule télévision).
Seuls quelques éléments de modernité ont été
introduits, sans doute les plus utiles dans ces lieux isolés: un
réseau de téléphone mobile couvre l'île, on
aperçoit quelques panneaux solaires, il y a un groupe électrogène,
mais peu d'engins motorisés: une ou deux voitures pour tout le
village, et pas la moindre tondeuse à gazon pour venir troubler
le chant des oiseaux! Le carburant est trop cher. Pourtant le village
est entretenu, on dirait un jardin, l'herbe est rase sur la vaste place
centrale du village, il y a des fleurs, pas de friches malgré cette
végétation qui ne demande qu'à pousser partout et
tout le temps. Peut-être les bienfaits de l'organisation communautaire,
où l'on ne travaille pas seulement pour soi mais aussi pour la
collectivité?
Une vie simple donc, sans doute difficile. Les cases
sont rudimentaires, on dort à même le sol, avec pour seul
confort une natte de pandanus tressée. Les gens sont-ils malheureux
ou déshérités pour autant? Ce n'est pas l'impression
qu'ils nous donnent, il y a toujours un sourire sur leur visage, une nonchalance
paisible dans leurs gestes, ici le temps n'est pas encore de l'argent,
on ne le compte pas. Sont-ils incultes? mauvaise question, comment comparer
les connaissances de ces deux mondes si différents que sont le
leur et l'occident, qui cherche pourtant depuis des siècles à
importer ici ses valeurs et sa culture. Les vanuatais (on dit aussi les
ni-vanuatu) démontrent en tous cas leur aptitudes intellectuelles
en pratiquant
couramment trois ou quatre langues : les trois langues officielles qui
sont le bislama, l'anglais et le français, ainsi que la langue
locale de la région ou de la tribu, bien distincte. Le pays compte
la plus forte densité linguistique de la planète, pas moins
de 113 langues vernaculaires pour 200000 habitants!
La vie du village est très calme, les enfants
sont à l'école, les femmes s'occupent des plus petits, jardinent,
cuisinent, tressent des nattes, un vieil homme fabrique un arc. Deux jeunes
enfants jouent devant une case, un autre remonte un chemin perché
sur un vélo bien trop grand pour lui. Nous rencontrons un professeur
de français, nous achetons quelques fruits et de la canne à
sucre à croquer au road market (un étal solitaire et dégarni
au bord du chemin). Nous visitons la case de Sandra, la volontaire des
Peace Corps rencontrée la veille. Elle nous raconte brièvement
son parcours, son action ici depuis deux ans, ses doutes face aux difficultés
d'une aide humanitaire bien accueillie mais pas forcément désirée,
ni supportée par la communauté locale. Les beaux projets
font bonne impression dans le rapport annuel d'activité, mais n'ont
souvent qu'une durée de vie limitée au temps de séjour
des volontaires qui les portent. Nous rencontrons aussi un volontaire
d'une association australienne. Avec 27 de ses camarades, il vient de
consacrer trois mois de son temps pour construire bénévolement
une église dans le village, qui en avait déjà une.
Générosité sincère qui vient certainement
du fond du coeur à en juger par le regard illuminé de cet
homme, mais qui me laisse perplexe. Je croyais le temps des missionnaires
révolu, apparemment ce n'est pas encore tout à fait le cas.
Jo le pêcheur
De retour au bateau nous observons les pêcheurs
parcourir la baie sur leurs pirogues à balancier traditionnelles,
inchangées depuis les temps anciens. Ils manoeuvrent parfois en
flottille, rabattant les bancs de
poissons vers les filets en les effrayant à coup de pagaies frappées
sur l'eau, ou même à la nage. A la proue des frêles
pirogues, impassibles dans leur équilibre instable, des hommes
armés d'un grand harpon guettent le poisson. Un homme seul aborde
imagine. Présentations, lui c'est Jo, il parle français,
il habite le village sur la plage au fond de la baie. Je l'interroge sur
sa pirogue: il l'a construite lui-même, dans un tronc d'arbre à
pain. En bon occidental qui ne se refait pas, je ne peux m'empêcher
de lui demander combien de temps de travail ça représente,
il invente poliment une réponse, un mois, je le félicite.
Il invite Bastien à pêcher avec lui et s'en va rejoindre
deux autres pirogues dans la baie. Au retour il me demande si on a des
piles à lui donner pour sa lampe, on lui donne en plus une de nos
lampes frontales, il nous invite à visiter son village. Nous avons
l'habitude des relations faussées par l'écart de richesse
quand on arrive chez des gens pauvres avec un bateau qui nous classe à
leurs yeux comme des milliardaires. Nous avons vécu cette gentillesse
intéressée dans bien des pays, notamment en Atlantique et
dans les Caraïbes. Nous ne ressentons rien de tel ici. Ce n'est pas
un échange, ni un troc, mais plutôt des actes naturels et
spontanés de gentillesse et d'accueil. Ou alors on est devenu des
grands naïfs. Qu'importe, ce qui compte c'est comment on vit les
choses, et ici on les vit bien.
Lorsque nous lui rendons visite le lendemain matin,
Jo offre d'abord un arc et une flèche de sa fabrication à
Bastien. Encore une question bête: quel est l'arbre utilisé
pour cet arc? réponse: c'est l'arbre spécial pour les arcs.
On en sait un peu plus sur la corde, faite de liane de banian séchée.
Jo nous explique qu'il chasse et pêche avec ces arcs, et montre
à Bastien comment s'en servir.
Puis il nous emmène dans son coin du village, à l'intérieur
de la forêt. Là encore, c'est propre, rien ne traine. Il
a planté un jeune arbre de santal devant sa case, c'est une espèce
endémique ici. Il envoie un de ses jeunes fils dans les branches
d'un pamplemoussier, le garçon grimpe agilement et se glisse comme
un serpent sur les branches les plus frêles, qui ploient dangereusement,
pour atteindre les grappes de pamplemousses à leur extrémité.
S'il tombe de cette hauteur, il va se fracasser par terre, mais pourquoi
tomberait-il? Nous revenons sur la plage chargé de poireaux, christophines,
citrons, pamplemousses, que nous déposons dans l'annexe. Nous l'invitons
à revenir au bateau, il viendra récupérer des choses
qui lui seront plus utiles qu'à nous: vêtements inutilisés
ou trop petits, une paire de palmes, des cordages, de la vaisselle ...
Nous
terminons la visite de ce village par une promenade sur la plage de sable
noir. Cette plage n'existait pas du temps de James Cook il y a seulement
deux siècles. La baie était plus profonde, mais depuis le
volcan l'a traversée d'une langue de cendre et de boue sur laquelle
ce village est construit. Les signes de l'activité volcanique sont
bien visibles: des sources bouillonnent juste sous la surface de l'eau
de mer en bord de plage, dégageant un panache de vapeur, et un
peu plus loin dans la végétation des fumerolles volcaniques
envoient comme des signaux de fumée discontinus. Un pan de falaise
d'une vingtaine de mètres de haut s'est écroulé juste
sous les racines d'un arbre volumineux, qui continue sa vie à moitié
suspendu au dessus du vide. Ça remue par ici: le Vanuatu est un
archipel surgi de la mer, situé sur la ceinture de feu du Pacifique.
La vitesse de subduction de la plaque australienne sous la plaque pacifique
a été évaluée à 12 centimètres
en moyenne par an dans cette partie de l'arc des Nouvelles Hébrides.
En un peu plus d'un siècle, les mouvements tectoniques ont soulevé
Port-Résolution de 20 mètres!
Il est temps que nous rendions une petite visite à la manifestation
la plus visible de ce délire tellurique, le volcan Yasur ...
Le volcan Yasur
Le Yasur est en éruption permanente. Des explosions
se produisent plusieurs fois par heure (environ 500 fois par jour), dans
son cratère constitué de deux cratères secondaires,
et ce depuis au moins 800 ans. C'est la grosse attraction des Vanuatu,
les touristes viennent en avion, puis endurent la piste depuis Lenakel
pour admirer ce spectacle rare et fascinant. Il faut dire que le Yasur
est certainement le volcan en éruption le plus accessible du monde,
son cratère ne culmine qu'à 360 mètres, dont les
deux tiers sont grimpés en 4x4.
Nous quittons Port-Résolution vers 16h, pour nous il n'y a qu'un
peu moins d'une heure de trajet. La piste franchit un péage, le
volcan est situé sur les terres d'une tribu qui prélève
un droit de passage sur ces terres sacrées. Dans la passé
le Yasur était "tabu", il ne fallait pas fâcher
les esprits (Cook n'a donc pas eu la chance d'y grimper), maintenant il
est devenu une attraction touristique mais on reste quand même dans
le domaine de la nature sauvage: plusieurs heures de 4x4 sur une piste
défoncée, et à l'arrivée pas de boutiques
de souvenirs, pas de barrières de sécurité non plus,
ni de panneaux avertissant d'un danger quelconque. On peut suivant son
degré de curiosité ou d'inconscience se promener en toute
liberté sur le cratère, voire à l'intérieur.
Quelques touristes l'ont payé de leur vie. Il y a d'ailleurs une
boite aux lettres officielle au pied du chemin menant au sommet, sans
doute pour permettre de poster ses dernières volontés?
Alors est-ce vraiment dangereux? L'activité du petit monstre est
surveillé à distance par l'IRD, qui dans un de ses rapports
donne son avis sur la question: "Le Yasur est assurément un
volcan très dangereux. Les bombes qui sont expulsées avec
violence par la bouche nord représentent une menace très
sérieuse pour les touristes qui s’aventurent sur les bords
du cratère. Grâce à sa très grande facilité
d'accès, il attire de nombreux visiteurs, dont beaucoup voient
là pour la première fois un volcan actif, et ne savent pas
évaluer les risques qu’ils encourent. Le port d’un
casque, élémentaire précaution, devrait être
obligatoire." On n'avait pas lu cet avis avant, évidemment,
nous voilà donc perchés juste au bord du cratère.
Pour l'instant il ne se passe rien ou presque, la fumée monte tranquillement
et prend une jolie teinte rosée dans le ciel du crépuscule.
Le cratère est double, à une centaine de mètres en
contrebas, mais on ne distingue pas le fond. La terre gronde sporadiquement,
un bruit sourd, profond, amplifié par la cuvette du cratère,
le genre d'avertissement qui nous ferait prendre la fuite immédiatement
s'il n'y avait pas tous ces touristes autour de nous laissant penser que
tout va bien. Puis soudain, première explosion. Le cratère
expulse de la lave bien plus haut que le sommet, le bruit de l'explosion
est décalé d'un fraction de seconde, nous suivons des yeux
la courbe décrite par les bombes volcaniques qui retombent lourdement
après quelques secondes, encore incandescentes. Waouh! Les feux
d'artifice du 14 juillet sont des petits pétards mouillés
à côté d'un tel spectacle! Quelques bombes sont retombées
sur la pente externe du cratère, à une centaine de mètres
de nous, effectivement ce n'est pas très rassurant ... Je repense
au recommandations entendues ça et là: suivre la trajectoire
des bombes au moment de l'explosion et se déplacer tout en anticipant
le point de chute, surtout ne pas courir sans regarder les bombes! Sachant
que la vitesse d'éjection est d'environ 200 mètres/seconde,
ça ne laisse pas beaucoup de temps pour anticiper ...
Les grondements se poursuivent, les éruptions
se succèdent toutes les quelques minutes, on est à la fois
fascinés et effrayés, mais je comprends ce que ressentent
les vulcanologues, on a envie d'en voir plus. Nous nous déplaçons
avant qu'il ne fasse complètement nuit vers une partie plus élevée
et plus acérée du cratère. Le sol est friable, on
a l'impression que L'arête peut se réduire en poudre. Pascale
et Bastien s'arrêtentà mi-pente, nous continuons avec Romain
jusqu'au sommet. Effectivement, certaines personnes portent des casques.
Nous nous allongeons sur le sol, avec vue plongeante sur le fond du cône
qui révèle un mini lac de lave en fusion, seule source lumineuse
du paysage maintenant complètement obscur. Il y a des mini éruptions
très fréquentes, entre les explosions majeures et tonitruantes
qui embrasent le ciel, dessinant de majestueuses arabesques de feu. Nous
sommes au vent du cratère, mais la fumée âcre nous
enveloppe parfois, et se transforme en brume rougeoyante quand la lave
jaillit. On reste là, sans parole, hypnotisés par la beauté
et la force du spectacle, conscients de contempler le coeur de la terre,
"les entrailles du diable" comme le dit si poétiquement
Romain.
On ne sait plus depuis combien de temps on est là, il faut peut-être
songer à redescendre et à retrouver le groupe, il nous reste
une heure de piste à la lumière des phares à travers
la forêt, magique dans la nuit, pour retrouver notre baie tranquille.
La nuit sera calme, on oublie vite qu'on est assis sur un volcan ...
Ces quelques jours à Tanna sont passés
très vite, avec la formidable sensation de plonger dans un autre
univers, encore préservé, et le bonheur retrouvé
de la découverte d'autres gens, d'autres cultures, du contact rapproché
avec les éléments et la nature. On a vu une infime partie
du Vanuatu, suffisamment pour se promettre d'y revenir, malgré
l'inconfort de la traversée aller, qui sera d'ailleurs confirmée
par celle du retour vers Nouméa. Il nous faudra lutter contre un
vent de sud, pile dans notre nez, des grains incessants et violents, et
la mer qui va avec. Nous verrons notre fidèle solent se déchirer
petit à petit en plusieurs endroits, il tiendra bravement jusqu'aux
îles Loyautés, où nous lui accorderons une escale
technique dans la baie de Drueulu.
A suivre ...
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