Lunatique Météo, Fantomatiques Escales...
et Stoïque Équipage!
par Pascal
Du 04 au 13 juin 2008
04 juin, Cette fois on s'en va vraiment!
Il est midi. Le courant nous expulse du lagon à
près de 10 noeuds, puis rapidement la côte basse frangée
de cocotiers s'éloigne dans notre sillage. Mopélia n'est
bientôt plus qu'une ombre sur l'horizon, cette fois nous quittons
vraiment la Polynésie Française. C'est une belle journée,
la mer est peu agitée, il n'y a que 360 milles avant notre prochaine
escale, Aitutaki aux Îles Cook. Chacun prend son rythme de traversée,
et la journée s'écoule tranquillement, plein vent arrière
sous gennaker seul.
05 juin, deuxième jour, tout va bien ...
mais ça ne va pas durer!
Le gennaker nous a halé toute la nuit, la mer est agitée
à cause du croisement de houles de sud et de nord-est, mais rien
de bien méchant, sauf pour les sensibles qui prennent leur mal
de mer en patience... A 9 heures ce matin nous quittons les eaux territoriales
françaises pour entrer sur l'immense territoire maritime des Îles
Cook, par 156° de longitude ouest. Il faudrait atteindre Aitutaki
demain après-midi, assez tôt pour avoir une bonne visibilité
pour franchir encore une passe délicate: il n'y a que 1m40 d'eau
à l'endroit le moins profond, et le chemin entre les patates de
corail est très étroit.
Une barre de cumulonimbus grossit petit à petit sur l'horizon loin
devant nous, je ne garde que 2 ris dans la grand-voile pour la nuit, et
nous enroulons le gennaker par précaution ...
06 juin, troisième jour, Aitutaki se complique
On a bien fait de rouler le gennaker tranquillement avant
la nuit hier soir: les grains nous tombent dessus pendant la nuit, violents,
rafales à 30 et parfois 40 noeuds, ils durent longtemps et se succèdent
rapidement. La mer devient chaotique. Mon équipage n'apprécie
pas et je passe une mauvaise nuit mais le bateau avance.
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L'escale à Aitutaki se complique:
on pourrait y être ce soir, mais juste un peu trop tard, et
surtout sous la pluie et les grains avec une très mauvaise
visibilité. Dans la journée, il devient évident
qu'on ne pourra pas s'arrêter, le temps est toujours gris
et bouché, le vent souffle à 25 noeuds. Déception
de l'équipage quand j'annonce que l'on va continuer: au lieu
d'une nuit tranquille au mouillage, on en reprend pour 600 milles
minimum jusqu'à Niue, voire 800 milles jusqu'aux Tonga, et
la météo n'annonce rien de très enthousiasment. |
Dur pour le moral de voir la silhouette inaccessible
et fantomatique d'Aitutaki qu'on laisse filer à bâbord dans
la grisaille, à 9 milles dans notre sud ...
Notre chef cuisinière étant bien occupée à
gérer son mal de mer, je suis depuis le départ en charge
de "la cuisine": riz, pâtes, purée, avec au choix,
thon, sardines, calamars, ou corned beef, pas tout en même temps
évidemment! Mes enfants trouvent ça bon, en mer ils ne sont
pas difficiles.
07 juin, quatrième jour, vers Palmerston
Maintenant c'est clair, on est entré depuis hier
dans la zone de convergence du Pacifique sud. C'est-à-dire qu'au
dessus de nos têtes, les masses d'air froid polaire venant du sud
rencontrent les masses d'air chaud tropical, avec certes la louable intention
d'équilibrer la température de la planète, mais sans
se soucier des petits tracas que leurs petites affaires nous occasionnent:
le temps est toujours gris, le tonnerre gronde dans les orages, le vent
a un peu baissé mais reste violent dans les grains. On est bien
secoués, et mon équipage n'est pas au mieux de sa forme.
Mal de mer, maux de tête, mal aux reins, fatigue et ennui, mais
que faire? Il n'y a pas beaucoup d'options. L'atoll de Palmerston n'offre
qu'un mouillage précaire sous le vent de la barrière de
corail, il n'y a pas de passe pour entrer dans le lagon, ce serait une
galère de s'arrêter là avec ce temps. Autant continuer
notre route vers l'ouest.
On laisse Palmerston à 12 milles dans notre nord en soirée.
Le moral de l'équipage n'est pas au top! On se raccroche à
la dernière prévision météo qui nous annonce
quelques journées plus calmes.
08 juin, cinquième jour, perturbations
On y croyait, ou on voulait y croire à cette accalmie!
Mais au réveil, nous sommes sous un vaste système nuageux
qui se moque bien des prévisions et nous envoie un bon vent d'ouest
dans le nez. Nous voilà au près, dans la grisaille, bien
loin de la route directe.
Puis dans la matinée le ciel se dégage et le vent
tombe.
J'essaye sans succès diverses configurations de voilure pour
tenter d'avancer, mais les voiles battent sans nous porter et on
se traîne, au moteur.
Mais le soleil est revenu et la mer se calme un peu, Pascale va
beaucoup mieux et nous prépare un gratin de tarua.
Le moral remonte!
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Ça se calme, l'équipage va mieux |
En fin d'après-midi, les nuages reviennent, bas
et gris. On observe une trombe qui se forme environ 4 milles devant nous:
une fine spirale se tortille sous la couche nuageuse en direction de la
mer, puis touche la surface et s'amplifie en soulevant une énorme
colonne d'eau qui remonte et s'évase en un puissant tourbillon.
On frissonne à l'idée qu'on pourrait en rencontrer une dans
la nuit, sans la voir venir. Qu'adviendrait-il du bateau dans une telle
furie?
On n'ose renvoyer la grand-voile avec un ciel si perturbé, on passera
la nuit au moteur avec le solent seul. De toutes façons le vent
est faible et arrière.
09 juin, sixième jour, un coup de sud
imprévu
Le vent a forci un peu dans la nuit, on ressort la grand-voile,
deux ris, puis un ris. Nous sommes toujours sous la zone de convergence,
c'est un temps instable, humide, avec des grains. On a abandonné
l'idée de passer par Beveridge Reef, un petit lagon perdu au milieu
de rien, qui affleure à peine à marée haute, et qui
ne peut se pratiquer que par beau temps. Mais la prochaine escale possible
se rapproche, l'île de Niue n'est plus qu'à 200 milles, et
au pire l'île de Vava'u aux Tonga est à 450 milles. L'équipage
va de mieux en mieux, le mal de mer s'estompe et le moral remonte, on
regarde un film dans l'après-midi. Le vent en profite pour fraîchir
sournoisement, en virant progressivement de l'est au sud. Je n'aime pas
ça! Après le film, je sors prendre le deuxième ris,
puis je décide de carrément prendre le troisième
même s'il n'y a encore que 25 noeuds de vent, car l'état
du ciel et de la mer signifie qu'il se prépare quelque chose qui
n'était pas prévu au programme ...
La nuit est très difficile. Je dois prendre la barre, c'est rarissime.
D'habitude le pilote automatique est bien meilleur que moi, mais là,
la mer est trop dure. Houles croisées de sud et d'est, énormes
vagues qui frappent le bateau par le travers, le faisant parfois lever
la patte un peu trop fort. Pas possible de mettre en fuite vers le nord,
à cause d'Antiope Reef, un autre récif perdu au milieu de
l'immensité du Pacifique mais qui n'est qu'à 15 milles dans
notre nord-ouest. Je choisis donc de barrer vers le sud-ouest, pour m'écarter
du récif et avoir un meilleur angle contre les vagues, et je négocie
les plus grosses une par une tant bien que mal dans l'obscurité
quasi-totale. Seules les crêtes moutonneuses balisent les sommets
à franchir. Il pleut, je suis trempé, j'ai froid, j'ai sommeil,
c'est la lutte! Pendant ce temps l'équipage, stoïque, tente
de dormir et s'efforce de calmer ses angoisses. Le vent oscille entre
30 et 45 noeuds, j'appréhende les 50 ... mais ils ne viendront
pas, ça se calme un peu à partir de minuit, j'en profite
pour rebrancher le pilote automatique, et aller m'affaler à l'intérieur
dans mon ciré, le danger d'Antiope Reef est paré, je peux
abattre un peu, les chocs des vagues sur les coques sont pénibles,
mais la fatigue aide à s'y habituer, j'arrive à dormir par
petits instants. C'est dans ces moments-là qu'on apprécie
d'avoir confiance dans son bateau!
Une vague plus vicieuse que les autres vient éclater bruyamment
dans le cockpit, et malgré la porte vitrée fermée,
réussit à déverser quelques litres d'eau par le chambranle,
qui vont se répandre dans les coques. Tout était déjà
bien humide de toutes façons, un peu plus un peu moins ...
10 juin, septième jour, Niue, encore raté!
Le jour grisâtre se lève sur une mer un
peu plus calme, le vent est repassé au sud-est, je n'ai pas la
force de renvoyer de la toile, je garde les trois ris dans la grand-voile
pour récupérer tranquillement des efforts de la nuit.
Nous ne sommes plus très loin de Niue, où l'on envisage
d'aller s'abriter. Ça nous permettrait de nous reposer quelques
jours en attendant mieux ... ou pire. Les coups d'ouest sont fréquents
et le dernier remonte à 10 jours. Une dépression se creuse
sur les Fidji, qui pourrait bien nous rendre la vie encore plus désagréable.
En continuant sans s'arrêter, on est sûrs d'avoir du mauvais
temps, mais au moins le vent sera avec nous. Entre deux maux, nous choisissons
le moindre: on continue vers les Tonga. Encore une escale qui nous passe
sous le nez, encore une silhouette grise toute proche qu'on laisse disparaître
dans le sillage.
L'équipage est prévenu,
ça va encore remuer, mais nous ne sommes plus qu'à
250 milles des Tonga.
Une autre décision s'impose: on pourrait arriver le lendemain
après-midi en faisant 12 noeuds de moyenne, ou alors il faut
passer une nuit de plus en mer pour arriver au petit matin, et ralentir
le bateau pour être certains de ne pas arriver de nuit.
Trop fatigué pour attaquer pendant 24 heures dans du gros
temps, je préfère jouer la sécurité
et aller doucement. |
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Avant la nuit, je fais le tour du bateau pour tout vérifier,
saisir tout ce qui a bougé dans les chocs de la veille, le
kayak, le gennaker, les cordages ... |
11 juin, huitième jour, gros temps, à
sec de toile
On a passé la nuit sous grand-voile à 3
ris seule, c'était relativement confortable malgré la mer
forte. Le vent oscille autour de 27 noeuds et forcit le matin. On rattrape
un voilier anglais qui se fait bien malmener, on se parle un moment à
la VHF.
Un bref calcul montre que l'on va encore beaucoup trop vite sous 3 ris,
il faut ralentir. Il ne nous reste plus qu'à affaler ce petit bout
de grand-voile. "On n'a qu'à mettre les moteurs en marche
arrière!" suggère Bastien, jamais à cours d'idée
... On n'ira pas jusque là. A sec de toile, le bateau file encore
à 6 noeuds de moyenne, en faisant quelques zigzags on atteindra
la pointe de Vava'u au petit jour demain matin.
On laisse passer cette journée, sans rien faire d'autre que somnoler,
manger, lire, regarder la mer ... il faut laisser s'écouler les
heures qui nous mènent vers des jours meilleurs.
Notre route passe au sud du Capricorn Seamount, gigantesque montagne sous-marine
qui s'élève brutalement de 5000 à 200 mètres
sous la surface, perturbant la houle et agitant la mer encore un peu plus.
A 17h20, heure de Papeete ce 11 juin, on passe la ligne de changement
de date en rentrant dans les eaux territoriales du Royaume des Tonga (172°30
de longitude ouest). Il est donc maintenant 16h20 le 12 juin, on vient
de vieillir de 23 heures en un instant!
Le vent monte encore dans la nuit, la mer enfle mais ne déferle
pas, juste quelques moutons volages au sommet des crêtes, rien de
très menaçant. Il y a des moments de grand confort, quand
la marche du bateau est synchrone avec le rythme des vagues, on dirait
qu'on vole à la surface dans un bruit feutré, puis soudain
tout se dérègle, on part en surf à 10, 11, ... et
parfois plus de 14 noeuds, ça cogne et ça s'agite, jusqu'à
ce qu'on retrouve le synchronisme. Y-a-t-il un bateau confortable dans
ces conditions? Peut-être un plus grand catamaran!
13 juin, le jour de l'arrivée!
Il n'a pas été possible de dormir du tout
cette nuit. Le vent ne s'est pas calmé, au contraire, les rafales
ont souvent dépassé 40 noeuds. Pour corser un peu la situation,
le GPS du bord a décidé de nous faire une petite crise pendant
quelques heures. Il sonne en alarme et affiche un message laconique "No
Position". En clair, il n'est plus capable de nous dire où
nous sommes! Je cherche fébrilement le GPS de secours, qui nous
réclame des piles neuves et un peu de patience avant de nous donner
une position. Soulagement.
Puis d'autres bateaux font leur apparition autour de nous, convergeant
vers la même destination. On n'avait vu personne depuis Mopélia,
maintenant il faut veiller plus sérieusement, pas question de dormir.
La grand-voile aussi nous a maintenu éveillé: les fortes
rafales l'ont délogée de son lazzy-bag, il a fallu batailler
dans des positions acrobatiques pour la ferler sur la bôme.
Enfin le petit jour, les falaises de l'île de Vava'u battues par
la houle émergent de la grisaille. Encore quelques heures pour
tourner la pointe nord-ouest de l'île, la houle s'estompe, on est
à l'abri! Le reste du trajet se fera au moteur jusqu'à la
baie de Neiafu, où l'on s'amarre au quai pour les formalités
à 9h30.
Les falaises de Vava'u au petit jour |
Heureux d'arriver! |
Il faut encore remplir tous les formulaires, dans l'ordre:
le service de la quarantaine, la santé, l'immigration, et les douanes.
Puis quitter le quai à la recherche d'un mouillage. Pas facile,
la baie est bondée: pas moins de trois rallyes ont décidé
d'y faire escale simultanément. On finit par prendre un corps-mort
de l'autre côté de la baie, loin de la ville, peu importe,
pour l'instant tout ce qui compte c'est de se reposer!
Et voilà comment d'escales ratées en coup de vents imprévus,
on finit par avaler 1200 milles dans le grand Pacifique. Ce n'était
pas la plus longue, mais certainement la plus mauvaise de toutes nos traversées,
pourvu qu'elle le reste le plus longtemps possible ...
A suivre ...
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