De Rota à Graciosa
par Pascal
Cinquième nuit en mer, le vent
a daigné revenir, c'est bien gentil, mais maintenant que Graciosa
se découpe à l'horizon devant les lumières de Lanzarote,
il va falloir ralentir si l'on ne veut pas arriver dans la nuit au mouillage.
Jamais contents!
On le savait pourtant que la météo n'allait pas être
idéale, mais il fallait partir de Rota quand même, sous peine
d'y rester coincés longtemps par les trains de dépressions
qui se succèdent à un rythme anormalement soutenu pour cette
saison. Nous avons donc largué les amarres le 13 Octobre à
17 heures. Les douze premières heures de la traversée ont
été ventées et rapides, un peu trop au goût
de mon équipage qui n'avait plus été secoué
comme ça depuis deux semaines, mais au moins le bateau allait bien.
J'ai passé la première nuit à veiller les très
nombreux cargos qui rentraient et sortaient de Gibraltar, et dont on empruntait
la route au large de la côte marocaine. Il a fallu se dérouter
plusieurs fois, mais j'ai noté avec plaisir que certains se sont
aussi déroutés pour nous dans le respect des règles
de priorité. Au matin, j'étais bien fatigué, et le
vent aussi, seule la mer avait encore de l'énergie et faisait battre
les voiles molles, il a fallu mettre le moteur pour éviter d'être
trop ballotté par les vagues. Surprise, le moteur bâbord
nous a fait le coup de la panne de pompe à eau, rien de grave heureusement
quand on a déjà vécu ce genre d'évènement
en mer: il suffit d'aller s'enfermer dans la cale moteur, de démonter
la pompe et de lui changer sa turbine et hop, ça repart!
Presque tout le reste de la traversée se fera ainsi, moteur en
appui des voiles, dans l'espoir d'une risée, bercés par
une longue houle qui nous porte alternativement au sommet de ses collines,
surmontant de vastes plaines liquides, puis au fond de ses larges vallées,
masquant l'horizon. La faune marine n'est pas au rendez-vous, à
peine quelques dauphins, une tortue au loin, pas de baleines. La pêche
ne fut pas plus glorieuse, une seule coryphène, ridiculement petite...
vive les boites de thon en conserve.
Le troisième jour, un petit
oiseau, qui ressemble à un rouge-gorge, égaré
en plein océan vient se réfugier sur Imagine. Les
enfants l'adoptent immédiatement, et se promettent de le
ramener sur terre aux Canaries. L'oiseau explore d'abord prudemment
l'extérieur, puis il s'enhardit à pénétrer
à l'intérieur et malgré nos efforts pour le
déloger, il trouve toujours le moyen de rentrer par un des
hublots ouverts. Il se cache même parmi les legos dans la
cabine de romain, incongru personnage dans ce décor. Nous
finissons par lui aménager une cage dans une caisse à
légumes que nous installons dans le cockpit. |
Le rouge-gorge qui voulait voir la mer ... |
Hélas, en fin de soirée, c'est le drame
sur Imagine: sans doute épuisé par son vol transocéanique,
l'oiseau meurt dans les mains de Romain qui essayait désespérément
de le faire boire et de le nourrir. C'est le désespoir chez les
enfants, qui mettront longtemps à se consoler. Il est finalement
décidé qu'il sera enterré sur Graciosa à l'arrivée.
La quatrième nuit s'annonce un peu plus animée que les précédentes:
les cartes météo annoncent le passage d'un front froid sur
nos têtes, mais nous en sommes à l'extrémité
sud et les vents qui vont être contraires pendant la nuit, ne devraient
pas être vraiment forts. Le baromètre entame pourtant une
chute un peu trop rapide à mon goût, nous prenons donc un
ris, puis un deuxième vers minuit lorsque la pluie s'abat sur nous
avec violence sous des rafales à 30 noeuds. Comme un débutant,
j'avais commis deux erreurs. La première est de n'avoir pas préparé
les cirés, je suis donc trempé comme une soupe. Dégoulinant,
mais content quand même de la gestion de l'évènement:
les ris pris à temps, le bateau bien réglé qui avance
au mieux dans la mer devenue extrêmement chaotique, genre chaudron
bouillonnant, après le passage du front. Un grand claquement me
ramène soudain à une plus grande humilité, constatant
ma deuxième erreur: le gennaker vient de se dérouler par
le haut, formant un beau cocotier. J'avais décidé de le
laisser à poste, pensant que les vents ne seraient pas très
forts! Je m'insulte copieusement tout en m'équipant de mon harnais
pendant que la voile claque méchamment en se déroulant un
peu plus à chaque rafale. Pascale est maintenant bien réveillée,
et nous bataillons tous les deux pour ramener cette toile bruyante et
menaçante sur le pont. On s'en sort assez bien, la voile ne passe
pas à l'eau, Pascale s'affale dessus pendant que je la fixe au
trampoline avec ce qui me tombe sous la main (les bosses de ris en l'occurrence).
Il ne reste plus qu'à relever le bout-dehors qui traîne dans
l'eau avec l'emmagasineur,, impossible avec les vagues qui balayent l'avant
du bateau. Pascale embraye la marche arrière pendant que je tire
comme un damné sur la voile dans une position acrobatique. On y
arrive enfin. La voile est enfournée en vrac dans une soute, je
mets un peu d'ordre sur le trampoline, on rentre dans le bateau, on boit
un coup, le stress intense retombe. Dans la vie conjugale, il y a parfois
des nuits agitées ...
Et nous voilà devant l'île,
voiles affalées, à la dérive sous la lune en
attendant le jour. Tout est calme et paisible, les enfants dorment,
la lune joue avec les nuages sur les reliefs volcaniques, on entend
au loin les petits chalutiers qui sortent en mer. Je guette les
premières lueurs de l'aube avant de m'engager dans l'Estrecho
del Rio, le mince détroit qui sépare les îles
de Graciosa et de Lanzarote.
Nous passons devant le petit village et port de La Sociedad, qui
s'éveille, puis c'est l'approche de ce mouillage tant espéré.
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Graciosa à l'aube, sous la lune qui va se coucher |
A 9 heures du matin, ce 18 octobre, Imagine est à
l'ancre dans la baie de la Playa Francesa, au pied de son petit volcan
ocre jaune, ocre brun, qui s'allume sous les premiers rayons du soleil.
Graciosa, enfin!
La Graciosa, c'est un endroit unique pour plusieurs raisons.
D'abord, c'est une île magnifique, classée réserve
marine, parc national, et réserve de la biosphère par les
Nations Unies. Ses paysages désertiques, d'où émergent
quelques volcans peu élevés dont les harmonies de brun,
de rouge, et de jaune évoluent perpétuellement de l'aube
au crépuscule, fascinent le regard et me transportent dans un état
contemplatif proche de la béatitude ... rien que ça. C'est
aussi un endroit encore bien préservé, au rythme de vie
tranquille. La Caleta del Sebo (aussi appelé La Sociedad parfois),
est sans doute le seul village d'Europe qui ne compte aucune route goudronnée,
et où l'on marche pieds nus dans les rues de sable entre ses typiques
maisons blanches. Le "progrès" est en marche cependant,
avec internet, trois petits supermarchés, de petits immeubles en
constructions pour héberger les touristes, des bateaux d'excursions
déversant plusieurs fois par semaine des touristes sur les plages
tranquilles, des jets-skis venant parfois troubler la quiétude
du mouillage, ... la fin du paradis pour bientôt?
Playa Francesa devant le petit volcan de la Montaña Amarilla
Pour un voyageur navigateur en provenance du continent
européen, Graciosa est aussi unique parce que c'est le premier
mouillage sauvage où l'on ne rencontre que des bateaux et des gens
de voyages, de toutes sortes, dans les situations les plus diverses. Il
y a là ceux qui entreprennent leur première grande navigation
et ceux qui repartent (c'est nous!), pour une année ou sans limites,
des solitaires et des familles parfois nombreuses, il y a ceux qui suivent
scrupuleusement le programme du CNED pour leurs enfants et ceux qui ont
développé leurs propres convictions et programmes d'instruction,
des gens encore tout imprégnés du "système"
qui ne font là qu'une grande parenthèse et d'autres qui
ont tout largué et en sont délibérément sortis
depuis longtemps, des gens aisés et d'autres au budget serré,
des néophytes sur leur beau bateau tout neuf et des marins confirmés
dans celui qu'ils ont entièrement fait de leurs mains, ...bref,
il se mêle à Graciosa une diversité incroyable de
gens, de bateaux, d'histoires, de vies, une ambiance propice à
refaire le monde sur la plage et dans les cockpits, un échange
de vues très riche sur tous les plans.
Coucher du soleil sur les falaises de Lanzarote
Au mouillage de Playa Francesa, le rythme s'installe
doucement. La journée commence par le CNED, qui occupe Romain jusque
parfois 16 ou 17 heures. Pour les parents, c'est un mélange d'accompagnement
scolaire, de taches ménagères, de cuisine, de bricolage,
de courses au village. Quand l'école est finie, commencent les
jeux sur la plage, les visites chez les copains, la pêche, les baignades,
les balades, et parfois les fêtes le soir sur la plage ou sur l'un
des bateaux du mouillage.
Sur Matin Bleu, une splendide goélette à voiles
rigides entièrement conçue et construite en bois-epoxy par
Guy et Maryline, Pascale complète ses connaissances de l'alimentation
en bateau et se perfectionne dans l'art de faire du pain. Bastien joue
le plus souvent avec Léo sur La Casa Delmarre, un catamaran
qui abrite une famille avec quatre enfants. Romain a trouvé Naoun
sur Céleste, un garçon de 15 ans avec qui il passe
son temps libre à pêcher, en kayak ou du bateau, et à
jouer sur la plage.
Les courses au village tiennent un peu de l'expédition: d'abord,
il faut gagner la plage pour y débarquer en annexe, puis hisser
ses 60 kilos tout en haut de la pente pour éviter qu'elle ne parte
à la dérive à marée haute. Tout seul, c'est
physique! Puis il y a huit kilomètres aller-retour, à parcourir
dans le sable, avec le sac-à-dos bien chargé en revenant,
sous un soleil de plomb. Mais c'est un réel plaisir de marcher
pieds nus dans cette nature, au milieu de ces paysages envoûtants.
Les enfants se régalent de ces grands espaces préservés,
de ce terrain de jeu fantastique fait de sable et d'eau. Pascale et Bastien
feront même une fois le trajet retour de nuit, sans lune, et bien
sur sans lampe! ils étaient partis un peu tard dans l'après-midi,
et avaient trop trainé au port. Heureusement, ils n'étaient
pas seuls, et en contact radio avec Romain et moi restés au bateau,
nous n'étions donc pas trop inquiets.
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Les enfants jouent dans la lagune, sur le chemin des courses
Comme d'habitude, le bricolage ne manque pas, et chaque jour est consacré
à vider la liste des travaux à faire. J'entreprends le premier
"grattage de coques" du voyage, trois mois après le dernier
carénage à La Grande Motte, c'était juste le bon
moment pour s'y mettre. En trois séances d'une heure, les coques
sont débarrassées de tous leurs coquillages, algues, et
autres salissures envahissantes. Parfois, la liste des travaux s'allonge
au lieu de raccourcir, lorsqu'on en découvre de nouveaux en inspectant
le bateau, voire même lorsqu'on en crée soi-même ...
très stupidement. Un jour, je me sens motivé pour procéder
au nettoyage des membranes du dessalinisateur, opération de maintenance
que je n'ai pas effectué depuis le départ. Sans trop me
poser de questions, j'exécute machinalement les instructions de
la notice du constructeur, sans me rendre compte que mon installation
est différente de celle qu'il préconise. Je débranche,
rebranche des tuyaux, ferme des vannes, en ouvre d'autres, mets en marche
... et avant que j'ai eu le temps de comprendre ce que je viens de faire,
deux tuyaux s'arrachent et l'eau sous pression m'explose à la figure.
J'ai bêtement mis un circuit d'eau en surpression! Le dessalinisateur
n'a pas du tout apprécié, évidemment et il refuse
obstinément de dessaler à nouveau.
Après une analyse plus poussée du problème, et l'appel
de l'agent canarien de la marque, je localise assez précisément
l'élément en panne, mais il faut démonter entièrement
l'appareil pour confirmer et peut-être réparer. Heureusement,
Guy, le providentiel constructeur de Matin Bleu, qui a aussi
construit lui-même son dessalinisateur me propose son aide. Il est
au port de La Caleta del Sebo, distant de 3 miles seulement, où
la plupart des bateaux se sont réfugiés depuis deux jours
dans l'attente d'un coup de vent de sud qui devrait rendre notre mouillage
difficile. Nous décidons de le rejoindre le lendemain matin et
allons nous coucher. Mais vers 23 heures, alors que nous étions
prêts à dormir, le vent tourne au sud, 25 noeuds, et nous
oriente cul aux rochers sur lesquels se fracasse bruyamment la houle grossissante.
Malgré le noir total (bien sûr, aucun des cinq bateaux restants
n'a allumé son feu de mouillage) nous décidons de déguerpir
précipitamment. Brève prière angoissée à
l'attention de notre guindeau qui n'a pas encore vraiment servi depuis
sa réparation, s'il lâche maintenant, dans le noir et si
près des cailloux, il va y avoir du sport ... Mais non, on s'en
tire comme des pros, et nous voilà pointant les étraves
dans l'obscurité, sans savoir encore si l'on va gagner le large
ou rejoindre le port. Un appel sur la VHF nous permet de parler à
Matin Bleu, pas encore couchés, qui nous promet de venir
nous aider à l'amarrage, nous optons donc pour le port. Ce n'est
qu'au dernier moment, à l'aide de notre projecteur que nous repérons
son entrée étroite et mal éclairée. La carte,
fausse à cet endroit, nous emmenait directement sur les rochers.
Et là, nous avons droit à un super comité d'accueil
d'une quinzaine de personnes rameutés par Matin Bleu,
qui nous attendent sur le pont d'un catamaran québecois, en gesticulant,
criant, et agitant des lampes de poches. Ça fait chaud au coeur
après ce stress. Les enfants sortent de leur lit et se demandent
ce qu'on fait là au milieu de la nuit, avec tout ce monde! L'amarrage
à couple du catamaran est suivi de quelques bières pour
les uns, tisanes pour les autres, avant de se glisser savoureusement sous
la couette avec la certitude d'une nuit tranquille.
Le démontage du dessalinisateur le lendemain n'est qu'une formalité
pour Guy, qui répare la pièce défectueuse, et vérifie
le bon fonctionnement de l'appareil en mesurant la salinité de
l'eau produite. Verdict: le taux de sel est à la limite de l'acceptable,
il faut changer les membranes qui filtrent l'eau. C'est une mauvaise nouvelle,
mais autant le savoir maintenant aux Canaries que plus tard lorsque l'eau
sera vraiment une denrée difficile à se procurer. Guy nous
indique un site internet américain vendant ces membranes quatre
fois moins cher que le constructeur de notre dessalinisateur (300 euros
au lieu de 1200!!), on va essayer ...
Les rues de sable de La Caleta del Sebo |
Le port de La Caleta |
Après ce petit séjour dans le port de
La Caleta del Sebo, nous retournons au mouillage sous un beau ciel bleu.
Nous dégustons le gros sar de 700g que Romain a pêché,
son record personnel à ce jour. Réalisant que je ne me suis
pas consacré à la pêche à la ligne depuis des
années, l'envie me prend à mon tour. Je fabrique un peu
au hasard une pâte en mélangeant de la farine blanche, du
gofio (farine de maïs torréfiée, typiquement
canarien), et un peu de mie de pain, m'installe sur le pont, et attend
mon poisson. Au bout d'une heure, découragé, je m'apprête
à ranger quand une bogue d'une douzaine de centimètres se
prend enfin à l'hameçon. Bien qu'elles soient ici bien plus
charnues et goûteuses qu'en Méditerranée, ce n'est
pas tout à fait la prise que j'espérais, et je décide
de la laisser au bout de la canne pour créer de l'agitation sous
l'eau et attirer de plus gros clients. Puis comme il se fait tard, je
me prépare à plier le matériel. Le temps de rentrer
dans le bateau demander à Romain s'il veut garder la bogue, et
de ressortir pour la libérer, ô miracle, je trouve un poisson
de 35 centimètres accroché à la place de la bogue!
Je ne comprends pas comment c'est possible! Je ne trouverai aucune trace
de la bogue ni dans la bouche, ni dans l'estomac du gros poisson. J'ai
du séduire une sirène qui m'a accroché ce cadeau
au bout de la ligne... Cadeau qui ressemble fort à un Bar de l'Atlantique
d'ailleurs, mais qu'on identifie après recherche dans nos livres
comme un tassergal. Seule certitude, il est excellent à
manger, meilleur même que les deux sars que Romain a pêché
pour compléter le repas! En tous cas, la pêche ici nourrit
largement l'équipage, à tel point qu'elle est interdite
par la cuisinière en chef les jours où l'on doit finir les
provisions! Et encore, on ne pêche pas tout ce qui nage sous le
bateau: nous avons vu un requin d'environ deux mètres et plusieurs
raies. L'une d'elles a même transpercé et crevé une
annexe qui avait eu la malchance de lui passer dessus!
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La pêche est abondante et quasi-quotidienne
Puis vient le moment de partir ... Il faut se faire
violence, mais nous sommes le 3 Novembre, nous venons de passer deux semaines
à Graciosa, on ne peut quand même pas y rester deux ans,
ce ne serait plus un voyage, en tous cas pas le même. La météo
nous aide à prendre la décision du départ, annonçant
un épisode de vent et de mer forte. C'est le dernier apéro
dînatoire sur La Casa Delmarre, que nous avons bien aidé
à s'alléger pendant ce séjour en entamant largement
son excellente cave de Bordeaux, et les visites d'adieux le lendemain
matin. Romain, surnommé El Pescador, pêche encore
un sar le temps de dire au revoir à La Casa Delmarre, et
leur offre. L'ancre est remontée, on se faufile au milieu des bateaux
amis, Guy sur Matin Bleu nous joue "ce n'est qu'un au revoir"
à l'accordéon, sympa ce départ ...
Le vent n'est pas de la partie au début, c'est au moteur que nous
voyons La Graciosa s'éloigner dans notre sillage. Après
tout, peut-être n'est-ce vraiment qu'un au revoir ?
A suivre...
Les photos
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